1. Nous devons nous interroger, frères très chers, sur le prophète Jean qui est plus qu'un prophète; montrant le Seigneur venu se faire baptiser dans le Jourdain, il dit ceci : «Voici l'agneau de Dieu, voici celui qui efface le péché du monde.» (Jn 1,29). Et considérant sa propre bassesse et la puissance divine du Seigneur, il dit : «Celui qui vient de la terre parle de la terre, mais celui qui vient du ciel est au-dessus de tous.» (Jn 3,31). Pourquoi Jean, étant en prison, envoie-t-il ses disciples demander : «Es-tu celui qui doit venir ou bien devons-nous en attendre un autre ?» Comme s'il ignorait celui qu'il avait désigné et ne savait plus qui était celui-là même qu'il avait présenté en prophétisant sur lui, en le baptisant, en le faisant connaître. Cette question est plus facile à résoudre si nous examinons le moment et la réalisation de cette action. En effet, au bord du Jourdain, Jean affirma que Jésus était le Rédempteur du monde. Mais jeté en prison, il demanda si Jésus viendrait. Ce n'est pas qu'il doute que Jésus soit le Rédempteur du monde, mais il questionne pour savoir si celui qui était venu dans le monde descendrait lui-même aussi aux prisons des enfers. En effet, en précédant Jésus, Jean l'avait annoncé au monde, et en mourant, il le précéderait aux enfers. D'où sa question : «Es-tu celui qui doit venir ou bien devons-nous en attendre un autre ?» C'est comme s'il disait clairement : comme tu as daigné naître pour les hommes, fais savoir si tu daigneras aussi mourir pour les hommes; dans ce cas, moi qui ai été précurseur de ta Nativité, je deviendrai aussi le précurseur de ta Mort et j'annoncerai ta Venue aux enfers comme j'ai annoncé ta Venue au monde. Voilà pourquoi le Seigneur interrogé énuméra les miracles opérés par sa Puissance et répondit aussitôt au sujet de l'humiliation de sa Mort : «Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisées et heureux celui qui ne sera pas scandalisé à mon sujet.» Voyant tant de miracles et tant de puissance il n'est personne qui puisse être scandalisé au lieu d'être admiratif. Mais l'esprit des infidèles a été gravement scandalisé par Lui lorsqu'il l'ont vu mourir après tant de miracles. D'où aussi cette parole de saint Paul : «Mais nous aussi, nous prêchons le Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens.» (1 Cor 1,23). Car pour les hommes, c'est une folie que l'auteur de la vie meure de la main des hommes. L'homme se scandalise contre Lui là où il devrait se reconnaître encore plus redevable. Car Dieu doit être honoré par les hommes d'autant plus dignement qu'il a reçu plus de cruauté des hommes. Que signifie ceci : «Bienheureux celui qui ne sera pas scandalisé à cause de Moi,» sinon désigner clairement l'abjection et l'humilité de sa Mort ? Comme s'Il disait clairement: il est vrai que Je fais des miracles, mais Je ne refuse pas de souffrir des traitements abjects. Donc parce que Je te suis, en mourant, il est fort à craindre pour les hommes qu'ils ne méprisent ma Mort tout en admirant mes miracles.
2. Après le départ des disciples de Jean, écoutons ce que dit Jésus à propos de Jean : «Qu'êtes vous allés voir dans le désert ? Un roseau agité par le vent ?» Assurément, il dit cela non en l'affirmant mais en le niant. Le roseau, en effet, aussitôt qu'un faible vent l'a touché, se penche d'un autre côté. Et que signifie le roseau, sinon l'esprit du monde ! Aussitôt qu'il est touché par l'approbation ou la critique, il s'incline aussitôt de côté. Si en effet, le doux souffle des compliments venus d'une bouche humaine le flatte il se réjouit, se gonfle d'orgueil et se courbe tout entier comme pour remercier. Mais si le vent de la critique s'échappe avec impétuosité de cette bouche même d'où venait le doux vent de la louange, aussitôt il s'incline de l'autre côté avec la violence de sa fureur. Mais Jean n'était pas un roseau agité par le vent: ni l'amitié des niais, ni la critique de quelqu'un ne le fâchait. Les succès ni les échecs ne pouvaient agir sur lui. Donc Jean n'était pas un roseau agité par le vent puisqu'aucun changement d'attitude ne pouvait le faire plier et abandonner la droiture de son attitude. Retenons donc, frères très chers, qu'il n'était pas un roseau agité par le vent. Affermissons notre âme exposée au vent léger des paroles : que l'attitude de notre esprit reste inflexible; qu'aucune critique ne nous entraîne à la colère et qu'aucune flatterie ne nous pousse à répondre par des remerciements inutiles. Que le bonheur ne nous élève pas orgueilleusement, que le malheur ne nous trouble pas ! Nous qui sommes fermes dans l'unité de la foi, ne soyons jamais ébranlés par l'inconstance des événements qui passent !
3. Il est ensuite ajouté à propos de Jean : «Qu'êtes-vous allés voir dans le désert ? Un homme vêtu de vêtements de luxe ? Mais ceux qui sont vêtus de vêtements de luxe habitent dans les palais des rois.» Jean est en effet décrit vêtu de vêtements en poil de chameau. Que veut dire «ceux qui sont vêtus de vêtements de luxe habitent dans les palais des rois», sinon montrer de façon claire qu'ils servent non le Roi céleste mais un roi terrestre, ceux qui fuient les choses dures à supporter pour Dieu et, livrés aux seules choses extérieures, recherchent la mollesse et les plaisirs de la vie présente. Que personne donc ne pense qu'il n'y a pas péché en mettant des robes traînantes et des vêtements recherchés, car si ce n'était pas une faute, le Seigneur n'aurait nullement loué Jean pour la rudesse de son vêtement. Si ce n'était pas une faute, jamais l'apôtre Pierre n'aurait défendu aux femmes la recherche de vêtements précieux : «Ne soyez pas dispendieuses dans le vêtement.»(1 Pi 3,3 et 1 Tim 2,9) dit-il. Pensez donc quelle faute ce serait que des hommes recherchent ce que le pasteur de l'Église a pris soin d'interdire aux femmes.
4. On peut aussi comprendre d'une autre façon le fait que Jean ait été décrit comme n'étant pas vêtu de vêtements délicats. Il n'était pas vêtu de vêtements délicats en ce sens qu'il ne réchauffait pas par des flatteries la vie des pécheurs, mais au contraire les réprimandait avec vigueur par ses rudes invectives : «Race de vipères, qui vous a montré comment fuir la colère qui va venir ?» (Luc 3,7) Salomon dit aussi : «J'ai cloué au ciel les paroles des sages, comme des aiguillons et comme des clous.» (Ec 12,11). Les paroles des sages sont comparées à des clous parce qu'elles ne savent pas flatter les fautes coupables mais les transpercer.
5. «Mais qu'êtes-vous allés voir dans le désert ? Un prophète ? Même, je vous le dis, plus qu'un prophète.» Car le ministère du prophète est de prédire l'avenir mais non de le montrer. Jean est donc plus qu'un prophète, puisqu'il a fait voir en le désignant celui qu'il avait annoncé en le précédant. Mais, puisqu'il est dit ne pas être un roseau agité par le vent, ni être vêtu de vêtements délicats, que le nom de prophète est indigne de lui, écoutons ce qu'il est digne de dire de lui : «C'est de lui qu'il a été écrit : Voici que j'envoie mon ange devant toi pour préparer la voie au-devant de toi.» (Mal 3,1). Ce qu'on appelle ange en grec, est nommé messager en latin. Il est donc exact que celui qui fut annoncé, envoyé par le juge suprême, soit appelé ange, pour qu'il conserve dans son nom la dignité qu'il présente dans ses oeuvres. Son nom est sublime mais sa vie ne l'est pas moins.
6. Fasse le ciel, frères très chers, que nous puissions dire, non pas selon notre jugement, que tous ceux qui sont mis au nombre des prêtres soient appelés des anges suivant l'affirmation du prophète : «Les lèvres du prêtre ont la garde de la science de Dieu et c'est de sa bouche que les gens attendent la loi, car il est l'ange du Seigneur des armées célestes.» (Mal 2,7). Mais la grandeur de ce nom, vous aussi, si vous le vouliez, vous pourriez la mériter. Car n'importe lequel d'entre vous est certainement un ange, dans la mesure où il se met à la disposition, où il accueille la grâce du Souffle divin, s'il retire du vice son prochain, s'il prend soin de l'exhorter à bien faire, s'il annonce la double éventualité du royaume éternel ou du supplice éternel à celui qui est dans l'erreur, et quand il dit les paroles de la sainte prédication. Que personne ne dise : je ne suis pas capable d'admonester, je ne sais pas exhorter. Fais voir ce que tu peux, ne t'expose pas à devoir achever dans les tourments ce que tu avais reçu et que tu as mal utilisé. Et il n'avait reçu qu'un seul talent celui qui s'appliqua à le cacher plutôt qu'à le faire fructifier. Et nous savons que dans la salle de festin de Dieu il y a non seulement de larges coupes mais selon l'enseignement du Seigneur, aussi de petits verres. La coupe large représente celui qui est rempli de doctrine, le verre étroit, celui qui n'a qu'une science petite et étroite. L'un, plein de doctrine de vérité, enivre les esprits de ceux qui l'écoutent; par ce qu'il dit, il apparaît assurément comme une coupe large. L'autre n'a pas la force de pleinement accomplir ce qu'il juge bon, mais de quelque manière qu'il l'annonce, il en donne le goût vraiment dans un verre étroit. Placés dans la maison de Dieu, c'est-à-dire dans la sainte Église, si vous ne pouvez pas du tout servir des larges coupes par la sagesse de votre doctrine, autant que vous le pouvez, de par la prodigalité de Dieu, donnez des verres de bonnes paroles à votre prochain. Autant que vous pensez avoir progressé, entraînez les autres avec vous, désirez les avoir pour compagnons sur le chemin de Dieu. Si l'un d'entre vous, frères, va à la place publique ou peut-être au bain, il invite à venir avec lui celui qu'il pense inoccupé. Que cette action terrestre soit la vôtre, et si vous tendez vers Dieu, prenez soin de ne pas y aller seul. Il est en effet écrit : «Celui qui a entendu, qu'il dise : viens avec moi.» (Ap 22,17). Que celui qui dans son coeur a déjà entendu la voix de l'amour de Dieu, au-dehors fasse aussi entendre à ses proches la voix de l'exhortation. Et peut-être n'a-t-il pas de pain à donner à l'indigent comme aumône. Mais plus important est ce que peut donner celui qui a une langue. Il est plus important en effet, de restaurer par la nourriture de la parole l'âme qui doit vivre dans l'éternité que de nourrir par le pain terrestre le ventre d'un corps de chair qui doit mourir. Ne privez donc pas, frères très chers, vos proches de l'aumône de la parole. Avec moi, je vous exhorte à nous abstenir de paroles oiseuses, à refuser de parler inutilement. Dans la mesure où nous parviendrons à résister à la langue, ces paroles ne seront pas pour nous lorsque le Juge dira à sa venue : «Toute parole oiseuse qu'auront dite les hommes, ils en rendront compte au jour du jugement.» (Mt 12,36). Est oiseuse, la parole qui n'a ni l'utilité du bien, ni la raison d'une juste nécessité. Donc changez les paroles oiseuses pour qu'elles servent à l'édification du prochain : considérez avec quelle rapidité s'enfuient les jours de notre vie, pensez combien rigoureux est le juge qui arrive. Mettez cela sous les yeux de votre coeur; gravez cela dans l'âme de vos proches. Dans la mesure de vos forces, si vous ne négligez pas de l'annoncer, méritez d'être appelé par lui ange comme Jean; que Dieu juge digne de vous l'accorder, Lui qui vit et règne dans les siècles des siècles, amen.